Publié le 04 nov 2021Lecture 7 min
Les surdités cachées : est-il possible de révéler cette atteinte neurale subtile ?
Fabrice GIRAUDET, UMR INSERM 1107, plateforme AudACE UCA-PARTNER, UFR de Médecine et des Professions paramédicales, université Clermont Auvergne
Il est clairement établi que l’âge, l’exposition acoustique de loisir ou professionnelle, l’exposition à certaines molécules chimiques ou thérapeutiques, certains troubles vasculaires, peuvent altérer la fonction auditive en association avec une « signature audiométrique ». Cependant, depuis quelques années, une nouvelle entité physio-pathologique est venue chambouler les classifications précédemment établies !
Le terme de « surdité cachée » (« hidden hearing loss » dans la littérature anglo-saxonne) semble avoir été utilisé pour la première fois en 2011 par R. Schaette et D. Mc Alpine. Dans leur article, les auteurs ont rapporté une diminution significative de l’amplitude de l’onde I des potentiels évoques auditifs précoces (PEAp) chez des patients souffrant d’acouphènes et présentant un audio-gramme normal. Au passage, l’onde V des PEAp avait une morphologie normale. Selon les auteurs, il s’agit de la preuve fonctionnelle d’une altération périphérique associée à « réduction de la sortie cochléaire », sans signe audiométrique, donc qualifiée de « surdité cachée ».
Une constatation électrophysiologique identique, à savoir une diminution significative de l’onde I des PEAp, a également été retrouvée sur différents modèles animaux (souris, cobayes, macaques) exposés à des surexpositions acoustiques. Comme classiquement retrouvées dans la thématique des traumatismes acoustiques, les pertes audiométriques induites « récupèrent » totalement. Cliniquement, ceci est classiquement décrit sous le terme de fatigue auditive ou traumatisme sonore aigu avec récupération spontanée (temporary threshold shift). Par ailleurs, chez ces modèles animaux exposés, l’analyse histologique révèle une diminution du poids synaptique, c’est-à-dire une réduction du nombre de synapses entre les cellules ciliées internes et les fibres afférentes auditives. L’examen des altérations histologiques précise que cette « synaptopathie » affecte de façon très spécifique une catégorie de fibres nerveuses auditives : les fibres à hauts seuils.
Pour reprendre quelques éléments d’anatomie et de physiologie, les cellules ciliées internes sont globalement en contact avec deux catégories de fibres nerveuses afférentes (fibres de type I dans certaines classifications). Les fibres peuvent être différenciées sur différentes caractéristiques histologiques : selon le côté (modiolaire ou pilaire) de leur contact synaptique au niveau du pôle basal des cellules ciliées internes, le diamètre des fibres (petit vs gros diamètre). Du point de vue des caractéristiques fonctionnelles, les fibres intervenant pour le codage des intensités entre 0 et 50 dB sont dénommées fibres de bas seuils, et elles présentent un haut taux spontané de décharge. Pour la seconde catégorie, les fibres intervenant à partir de 50 dB, elles sont couramment appelées fibres de haut seuil et ont un bas taux spontané de décharge. L’ensemble de ces caractéristiques est schématiquement repris dans la figure 1.
Figure 1. Les catégories de fibres afférentes auditives. Selon A : leur plage d’intervention sur l’audiogramme, B : leur distribution histologique au niveau de la cellule ciliée interne, C : leur activité (décharge neurale) en fonction de l’intensité acoustique appliquée.
De façon étonnante, cette entité physio-pathologique avait été décrite (mais sans lui donner le nom de surdité cachée) dans des travaux précliniques de l’équipe de Boston (Kujawa & Liberman 2009). Les auteurs avaient observé qu’une exposition acoustique (bande de bruit entre 8 et 16 kHz de 100 dB SPL pendant 2 h) induisait sur un modèle de souris une perte auditive temporaire sur les fréquences aiguës, qui était totalement récupérée deux semaines après le traumatisme sonore. Cependant, une diminution de l’amplitude (plus de 60 %) de l’onde I avait été mise en évidence et ceci essentiellement pour les présentations acoustiques supérieures à 50 dB, comparativement aux réponses observées chez les animaux non exposés. Cette modification électrophysiologique n’affectait donc que les réponses des fibres de haut seuil. Cette constatation électrophysiologique était également associée à une diminution (de près de 50 %) du nombre de synapses pour les régions cochléaires basales supérieures à 16 kHz (borne supérieure du bruit traumatisant) (figure 2). Ces données ont été répliquées chez le cobaye et le macaque (Lin et coll. 2011 ; Valero et coll. 2017). D’après l’ensemble de ces récents travaux sur les surdités cachées et sur les données obtenues sur des modèles animaux, il apparaît désormais que les synapses sont les structures cochléaires les plus fragiles vis-à-vis des traumatismes acoustiques, détrônant la notion de pertes des cellules ciliées.
Figure 2. Observations au microscope confocal et quantification des synapses de la région apicale et basale d’animaux non exposés ou exposés à une bande de bruit de 8-16 kHz à 94, 97 ou 100 dB SPL pendant 2 h. Les noyaux des cellules ciliées internes (CCI) sont colorés en violet, tandis que la partie présynaptique de la synapse est colorée en vert. L’analyse statistique révèle une diminution significative du nombre de synapses par CCI au niveau basale de chez les animaux exposés à 97 ou 100 dB SPL (d’après Giraudet et al. 2021).
L’analyse histologique — permettant de confirmer la notion de synaptopathie — ne peut être réalisée que chez l’animal. Il est donc indispensable de développer des tests objectifs cliniques permettant de révéler cette altération anatomo-fonctionnelle. C’est dans cette optique que nous avons développé un test électrophysiologique simple à partir des enregistrements des PEAp, test validé sur un modèle murin, et en cours de normalisation auprès de volontaires normo-entendants.
En exposant des animaux à différentes conditions (bande de bruit entre 8 et 16 kHz, d’une durée de 2h, de 94, 97ou 100dB SPL) aucune modification des seuils audiométriques électrophysiologiques ou des produits de distorsions n’a été constatée (données non présentées). En examinant les réponses électrophysiologiques obtenues au niveau du site présentant une synaptopathie (région du 32 kHz) et à distance de ce site (région du 16 kHz), aucune modification de la latence de l’onde I des PEAp n’a été constatée (figure 3, panneau B). Cette analyse de la latence est une donnée couramment utilisée en routine clinique, et ne se révèle donc pas utile pour mettre en évidence une synaptopathie. L’étude de l’amplitude de l’onde I des PEAp ne montre également pas de différence significative à 16 kHz, tandis qu’une diminution significative de l’amplitude de l’onde I est constatée pour les animaux exposés à 97 et 100 dB SPL. Si cette diminution est statistiquement significative pour le groupe, en examinant de près les données, il est impossible de classer rigoureusement et de façon « binaire » les animaux au regard de leurs données individuelles. Avec un protocole classique, la réalisation d’enregistrements de PEAp à 60 dB conduit (chez un animal normo-entendant) au recrutement de toutes les fibres de bas seuil (figure 4 – panel A – trace 1). Si de façon simultanée à la présentation acoustique évoquant ce PEAp à 60 dB, un bruit blanc large bande est présenté de façon ispilatéral, celui-ci entrera en compétition avec la présentation acoustique (figure 4 – panel A – trace 2). En augmentant progressivement l’intensité de ce bruit blanc, celui-ci conduira à un masquage complet se traduisant par une absence d’onde de PEAp identifiable (figure 4 – panel A – trace 3). En maintenant ce niveau de masquage ipsilatéral mais en augmentant progressivement l’intensité de la présentation acoustique, il est alors possible de voir émerger des ondes de PEAp correspondant à l’activité propre des fibres de haut seuil (figure 4 – panelA – traces 4 & 5). Le tracé 6 correspond à une stimulation à 80 dB avec un protocole classique sans masquage ipsilatéral. Si ce même protocole de masquage ipsilatéral est réalisé chez un animal ayant au préalable subi un traumatisme acoustique (récupéré) aucune onde en lien avec l’activité des fibres de haut seuil (figure 4 – panel B – traces 4 & 5) ne réémerge. Ce test très simple dans sa réalisation permet ainsi de révéler la présence ou non de l’activité des fibres de haut seuil.
Il est donc désormais possible d’évaluer de façon très spécifique l’activité des fibres de bas seuil et l’activité des fibres de haut seuil, dans un contexte d’audition à seuils sub-normaux. Intégré dans un bilan audiologique complet (« cross-check principle », Hall 2016), ce protocole de masquage ipsilatéral trouvera aisément son utilité dans la documentation des troubles auditifs supra-liminaires, tels que les surdités cachées.
Figure 3. Latence et amplitude de l’onde I des PEAp à 16 et 32 kHz d’animaux non exposés ou exposés à une bande de bruit de 8-16 kHz à 94, 97 ou 100 dB SPL pendant 2 h (d’après Giraudet et al. 2021).
Figure 4. Exemple de la procédure de masquage des potentiels évoqués auditifs (d’après Giraudet et al. 2021). Panel A, tracés de PEAp obtenus chez un animal non encore exposé. Panel B, tracés de PEAp obtenus chez un animal exposé à une bande de 8-16 kHz pendant 2 h à 100 dB SPL.
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