Allergologie
Publié le 28 avr 2023Lecture 10 min
Le cannabis : un allergène en train d’émerger
Guy DUTAU, Allergologue-pneumologue-pédiatre, Toulouse
Les cannabis (chanvre, Cannabis sp.) sont la drogue récréative la plus consommée dans le monde. Les cannabis sont des plantes annuelles(a) de la famille des Cannabinacées (ex. Cannabinées), toutes originaires d’Asie centrale ou d’Asie du Sud. Leur classification est discutée. Pour la plupart des botanistes, il n’y aurait qu’une seule espèce, Cannabis sativa L, subdivisée en sous-espèces telles que C. sativa, C. indica et C. ruderalis considérées par certains botanistes seraient simplement des variétés. Le cannabis comporte des plantes mâles et femelles ou hermaphrodites qui se distinguent selon la disposition de leurs feuilles(b). C. sativa et C. indica, et, à un degré moindre, C. ruderalis sont sélectionnés pour augmenter les propriétés psychoactives (figure 1).
Figure 1. Cannabinacées (ex. Cannabinées) : les différentes parties de la plante sont représentées sur cette figure tirée
du précis de L. Plantefol, Cours de botanique et de biologie végétale, tome II,
Librairie classique Eugène Belin, 1958 (page 341). Noter la sommité fleurie d’une plante femelle (Collection Guy Dutau).
• Le chanvre industriel (angl. : hemp), textile ou agricole, est une sous-espèce de C. sativa. Le « chanvre agricole » possède différents usages pour la qualité de ses fibres, la richesse en huile des graines(c) (cannabidiol [CBD à usage médicinal]), ainsi que pour l’alimentation. Seule la culture du chènevis, pauvre en tétrahydrocannabinol (THC) — l’élément psychotrope du chanv —, appelé aussi « chanvre industriel », est tolérée dans de nombreux pays.
• Le chanvre alimentaire s’inscrit dans le cadre des « nouveaux goûts » et des « nouvelles habitudes alimentaires ». Certains pensent qu’elles ont « vocation » à se substituer à nos « habitudes alimentaires culturelles », consacrées par la réputation gastronomique de plusieurs pays et par la publication de nombreux traités(1). Ce chanvre est également utilisé pour l’alimentation animale.
Au XXe siècle, une réglementation de l’usage du cannabis a été mise en place dans de nombreux pays, voire une interdiction, en raison des effets du cannabis sur la santé ou pour des raisons politiques (par exemple le puritanisme aux États-Unis). Le chanvre agricole est pauvre en THC et le chanvre destiné à un usage récréatif ou médicinal est riche en THC.
Le cannabis récréatif(d) a été considéré comme une « drogue douce », car il serait impossible de créer une overdose avec le THC(e). Cependant, il peut provoquer une dépendance psychique et il a été montré que la consommation régulière de cannabis par les adolescents entraînait divers troubles psychiatriques, en particulier psychotiques(2-4), ce qui a été confirmé par plusieurs grandes méta-analyses et revues systématiques(3).
Au cours de la pandémie de Covid-19, on a constaté une augmentation de l’utilisation de cette drogue parmi ceux qui en consommaient auparavant(5,6). En même temps, la consommation d’alcool et de tabac a très significativement augmenté au cours d’une étude comparative portant sur 3 632 sujets, en particulier chez les plus jeunes(6). La consommation a doublé ou triplé chez les 18-29 ans, surtout chez ceux qui devaient être isolés(5,6).
NOMENCLATURE ET STATISTIQUES
On distingue plusieurs types de chanvre.
Le chanvre cultivé ou « sativa » qui provient des forêts équatoriales et est utilisé pour ses fibres (tissus, constructions, cosmétiques, cordages, papeterie, matériaux composites en association avec le plastique), etc.) ; Le chanvre indien ou « indica » (usage psychotrope, accessoirement utilisé pour ses fibres.
Le chanvre sauvage ou « ruderalis » ou « spontanea » (à faibles propriétés psychotropes, car sa teneur en THC est faible, ne dépassant pas 0,5 %) ;
Le chanvre afghan ou « afghanica » (C. sativa var. kafiristanicanoca, à petites fibres ne pouvant avoir un usage textile, mais riche en THC exclusivement cultivé pour la production de haschisch (de l’arabe haschici, assassin)(f) (figure 2).
Figure 2. Cannabis indica et Cannabis sativa.
En 2018, le Royaume-Uni était le premier producteur de cannabis légal au monde, avec 95 tonnes de marijuana à usage médical et scientifique (presque la moitié de la production mondiale). En 2018, il en est aussi le plus grand exportateur, représentant 70 % du marché international(g).
Avec 47 000 hectares cultivés en 2017, le Maroc est le principal producteur de cannabis au monde, devant la Mongolie (15 000 hectares)(g).
La consommation et la production de cannabis dans le monde représentent plus de 2 kg par seconde. Les principaux repères de la consommation de cannabis sont représentés dans les encadrés 1 et 2.
HYPERSENSIBILITÉ AU CANNABIS
Le cannabis peut provoquer des réactions allergiques d’hypersensibilité immédiate (type I) et d’hypersensibilité retardée (type IV) selon la classification de Gell et Coombs.
Une requête formulée sur Pub-Med avec « cannabis allergy » permettait de trouver 1 à 3 articles par an de 1959 à 1970 (parfois aucun). Par la suite, le nombre annuel des publications a oscillé entre 3 (en 1971), 5 (en 1983), 4 (en 2000), 5 (6 en 2007), puis, à partir de cette date, le nombre annuel des publications a régulièrement augmenté : 11 (en 2015), 18 (en 2017), 23 (en 2020), 28 (en 2021) et 29 (à la date du 7 novembre). Cette cinétique à la hausse traduit indirectement l’émergence du cannabis.
Tel était le sens de l’article précurseur de Decuyper et coll.(7), publié en 2017, avec un titre évocateur « Cannabis sativa allergy: looking through the fog » (« Allergie au cannabis, regarder à travers le brouillard ». Dès cet article, les premiers jalons de cette allergie en train d’émerger étaient posés (encadré 3). Les mêmes auteurs avaient aussi publié en 2015 un autre article(8) où « ils avaient constaté une augmentation de l’allergie IgE-médiée au cannabis [...] par exposition active ou passive [...] les manifestations cliniques d’une allergie au cannabis pouvant varier de réactions bénignes à potentiellement mortelles, souvent en fonction de la voie d’exposition [...] une sensibilisation aux allergènes du cannabis pouvant déclencher diverses allergies croisées secondaires, principalement pour les aliments d’origine végétale ou syndrome cannabis-fruits/légumes »(9). Ce syndrome est une forme d’allergie croisée récemment découverte qui est en particulier liée à une sensibilisation aux protéines de transfert lipidique (LTP pour Lipid Transfer Protein). La sensibilisation primaire se fait par la LTP du cannabis, et les sujets sensibilisés peuvent ensuite réagir à d’autres LTP, comme celles de la pêche et d’autres fruits ou légumes(9). Le brouillard est donc en train de se lever !
En 2021, Stepaniuk et Kanani(10) ont décrit le cas d’un homme âgé de 31 ans qui avait présenté plusieurs épisodes de prurit et d’érythème localisés après un contact direct avec diverses espèces de cannabis, leur gravité étant fonction des souches manipulées, en particulier un important œdème périorbitaire. Le diagnostic fut confirmé par la positivité du prick plus prick(h) avec 3 des 5 souches fraîches testées(10). Cette observation est parmi les premiers cas d’allergie professionnelle au cannabis, probablement la première observation publiée.
En 2020, Jackson et coll.(10) posent le problème des implications sanitaires de la légalisation du cannabis au Canada promulguée le 17 octobre 2018(i). « L’allergie à C. sativa affecte les utilisateurs récréatifs de la substance, les transformateurs, les travailleurs agricoles ainsi que les contacts avec les aéroallergènes du cannabis et les produits dérivés. » Ils précisaient aussi : « Les allergies à C. sativa sont hétérogènes et couvrent le spectre de l’hypersensibilité, de la dermatite à la rhinoconjonctivite en passant par l’anaphylaxie potentiellement mortelle. En raison de sa récente légalisation, les personnes sensibilisées seront de plus en plus exposées par contact direct aux pollens agricoles ».
ALLERGÈNES
Les allergènes officiellement reconnus sont une profiline (Can s 2), une protéine de transfert lipidique (Can s 3), une protéine 2 activatrice de la production d’oxygène (Can s 4), et une protéine PR10 (Can s 5). Il existe d’autres allergènes, variables selon les pays et les continents. À propos de 2 cas, Trachsel et coll.(12) ont précisé les divers allergènes du cannabis dans la Revue Médicale Suisse : en sus des précédents, les allergènes potentiels contenus dans le cannabis sont la LTP (Can s 3), la profiline (Can s 2), l’oxygenevolving enhanced protein 2 (OEE2), la « thaumatin-like protein » (une LTP), ainsi que la ribulose-1,5-bis- phosphate carboxylase/oxygé- nase (RuBisCo)(12).
PRÉSENTATIONS CLINIQUES ET DIAGNOSTIC
Aspects cliniques
Les aspects cliniques de l’allergie au cannabis sont très nombreux se traduisant surtout par les divers symptômes de l’allergie immédiate IgE-médiée, quelques cas d’hypersensibilité retardée (type IV) ayant été décrits.
Les symptômes vont de la rhinite et du syndrome d’allergie orale (SAO), jusqu’à l’œdème facial, l’urticaire et l’anaphylaxie(7-13). Les réactions les plus sévères ont été rapportées après l’ingestion de graines de chanvre ou de tisane de cannabis(8).
Des anaphylaxies au cannabis par exposition passive à la fumée sont également connues chez les enfants/adolescents(14).
Des cas d’aggravation et de perte de contrôle d’un asthme préexistant ont été rapportés, avec amélioration après l’éviction du cannabis ont été décrits(15). Plusieurs cas de maladies professionnelles ont été décrits par contact direct ou indirect avec les souches et les diverses formes ou présentations de cannabis.
Diagnostic
Le diagnostic de l’allergie au cannabis est difficile, car, actuellement, on ne dispose pas toujours des outils allergologiques habituels, ce qui est compréhensible dans les pays méditerranéens où la recherche a été entravée, car le cannabis est une substance illégale. Toutefois, les mêmes difficultés existent au Canada où le cannabis a été légalisé en 2018(12-14).
• Anamnèse
L’étude de l’anamnèse est essentielle et se heurte souvent à des difficultés liées à l’aveu souvent difficile de la consommation de cannabis. Cela est particulièrement vrai pour le « syndrome cannabis-fruits/légumes » où, devant des symptômes d’allergie alimentaire apparemment isolés, le patient aura des difficultés pour révéler qu’il consomme du cannabis...
• Tests cutanés
On ne dispose pas d’extrait commercial pour les tests cutanés au cannabis, et ces derniers sont effectués selon la méthode du prick plus prick avec plusieurs plantes fraîches (feuille, bourgeon, tiges).
• Dosages d’IgEs et des LTP
Le plus souvent les dosages d’IgEs vis-à-vis de C. sativa, décrits dans les publications, sont des tests pour l’instant uniquement disponibles pour la recherche(12).
Dans la nouvelle version du test ALEX® (Allergy Explorer) la détermination des IgEs contre Can s 3 est possible(12).
Le test d’activation des basophiles pour le cannabis n’est pas encore bien standardisé pour les allergènes du cannabis(16).
Le dosage de la LTP de la pêche (Pru p 3) est utilisé comme marqueur allergénique dans le « syndrome cannabis-fruits/légumes ».
• Tests de provocation (TP) Certains auteurs évoquent la possibilité de réaliser des TP, selon les cas par voie inhalée ou orale, mais les récusent pour des motifs éthiques(16).
GESTION ET TRAITEMENT DE L’ALLERGIE AU CANNABIS
La gestion de l’allergie au cannabis repose sur l’éviction des allergènes du cannabis sous toutes leurs formes de présentation, car des problèmes juridiques freinent le développement de l’immunothérapie allergénique (ITA).
Une revue de Skypala et coll.(13) qui s’appuie sur 133 références bibliographiques propose des recommandations pour la gestion future de cette allergie de portée mondiale.
De nombreuses protéines de transfert lipidique (LTP), en particulier Can s 3, exposent à des sensibilisations et allergies à divers aliments, de nombreux fruits et légumes, et aussi des produits de consommation courante comme les céréales, les vins, les bières, le latex, le tabac, qui possèdent aussi ces types de LTP.
Chez les individus sensibilisés au cannabis, des cofacteurs des réactions allergiques sont l’exercice physique, les AINS et l’alcool.
En Europe, il existe des sensibilisations/allergies au bouleau (Bet v 1) sous forme de SAO associées à l’allergie au cannabis par l’intermédiaire de Can s 5.
Le cannabis est également un allergène professionnel(16,17). En raison de l’augmentation de son utilisation, à des fins « récréatives » et aussi médicales, on estime qu’une « véritable industrie » va se développer, évaluée habituellement à 1 billion de dollars américains(j) avec une progression estimée à 15 %, au moins, au cours des 5 prochaines années(18).
Actuellement, en l’absence d’ITA, les patients ayant présenté un « syndrome cannabis-fruits/ légumes » doivent être munis d’une trousse d’urgence comportant de l’adrénaline auto-injectable et être instruits du risque de réaction croisée en cas de sensibilisation à la LTP Pru p 3(11).
CONCLUSION
Pour diverses raisons analysées dans cette revue, le cannabis est un allergène en train d’émerger. En fait, si les premiers cas ont été publiés en 2015-2017, le cannabis a émergé en tant qu’allergène dès le début des années 1960 et nombre des articles consacrés à l’allergie au cannabis, directement ou indirectement, a régulièrement augmenté jusqu’à nos jours.
Les aspects cliniques de l’allergie au cannabis sont très nombreux se traduisant surtout par les divers symptômes de l’allergie immédiate IgE-médiée, quelques cas d’hypersensibilité retardée (type IV) ayant été décrits. Le diagnostic de l’allergie au cannabis et, encore plus celui du « syndrome cannabis-fruits/légumes » est difficile, car, actuellement, on ne dispose pas toujours des outils allergologiques habituels. Il reste basé sur les tests cutanés par la technique du prick plus prick, le dosage des IgEs étant, pour l’instant, uniquement disponible pour la recherche, mais de nouveaux systèmes de dosages vont apparaître prochainement, car l’allergie au cannabis est en train de devenir un problème de grande ampleur.
En l’absence d’ITA, la seule solution reste l’éviction de l’allergène.
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