Publié le 03 juin 2012Lecture 13 min
L’allergie oculaire
B. MORTEMOUSQUE, Service d’ophtalmologie, hôpital Pellegrin, CHU de Bordeaux
Associées ou non à d'autres manifestations du terrain allergique, les allergies oculaires posent souvent des problèmes à l’allergologue, tant pour leur diagnostic que pour leur prise en charge. Invalidantes pour le patient, elles ne doivent pas être prises à la légère et justifient un bilan adapté car des formes sévères existent, pouvant entraîner des complications locales. Un sixième de la population mondiale présente des manifestations allergiques et la prévalence des conjonctivites allergiques augmente en parallèle. Une étude américaine évalue à 79,5 millions le nombre d’Américains ayant au moins 7 jours de symptomatologie ORL et/ou conjonctivale d’origine allergique. Aussi, 65 % des patients ayant une rhinite allergique ont des manifestations conjonctivales et, inversement, 45 % des patients ayant une conjonctivite allergique ont une rhinite associée. L’âge d’entrée dans la pathologie allergique est variable selon la forme clinique considérée.
Illustration/figure 1. : Papilles de petite taille des conjonctivites IgE-médiées. Conjonctivites allergiques : diversité des formes cliniques La classification actuelle des conjonctivites allergiques distingue : – la conjonctivite allergique aiguë (CAA) ; – la conjonctivite allergique perannuelle ou persistante (CAP) ; – la conjonctivite allergique saisonnière ou intermitente (CAS) ; – la kératoconjonctivite printanière ou vernale (KCV) ; – la kératoconjonctivite atopique (KCA) ; – la conjonctivite gigantopapillaire (CGP). La CAA, la CAS et la CAP correspondent à un type I de la classification de Gell et Coombs et sont IgE-dépendantes. Les conjonctivites allergiques associées à des signes cliniques ORL et bronchiques La conjonctivite allergique aiguë La conjonctivite allergique aiguë n’est pas à proprement dit une entité à part. Elle s’observe aussi bien sur les terrains de CAS que de CAP. Elle correspond à une manifestation anaphylactique aiguë en rapport avec un contact massif avec l’allergène sensibilisant. La clinique est le plus souvent « bruyante ». La symptomatologie est marquée par une atteinte souvent bilatérale. Les signes et symptômes sont un prurit intense, souvent à point de départ caronculaire, un larmoiement accompagné souvent d’un oedème palpébral, un chémosis parfois important, masquant la rougeur conjonctivale. L’évolution se fait vers une résolution le plus souvent spontanée, pouvant se poursuivre par un certain degré de photophobie et/ou de sensation de brûlures oculaires. La conjonctivite saisonnière Il s’agit de la forme la plus fréquente. En dehors de la poussée aiguë, les symptômes sont très discrets, très voisins de ceux de la CAP. Les signes biomicroscopiques sont pauvres, et souvent peu contributifs, avec le plus souvent une conjonctive très légèrement hyperhémiée ou normale. La présence de papilles n’est pas constante, et si elles le sont, ces dernières sont de petite taille. Parfois, une kératite ponctuée superficielle discrète apparaît à distance d’un épisode aigu. La conjonctivite perannuelle En dehors de tout épisode aigu, les manifestations surviennent tout au long de l’année avec des recrudescences à certaines périodes, surtout au printemps et à l’automne. Les principaux signes cliniques sont : – une hyperhémie conjonctivale discrète ; – la présence de papilles tarsales souvent de petite taille (figure 1/illustration) ; – plus rarement, présence de follicules ; – une symptomatologie marquée par la sensation de corps étranger, d’oeil sec, plus que d’un prurit, souvent relégué au deuxième plan. Le diagnostic est posé devant une symptomatologie durant depuis plus d’un an et avec des manifestations se déroulant tout au long de l’année. La CAP touche aussi bien l’enfant que l’adulte. Les principaux allergènes impliqués sont les moisissures, les acariens, les phanères d’animaux et les allergènes professionnels. Dans la CAA, la CAP et la CAS, l’atteinte ophtalmologique isolée est rare (moins de 6 %), les signes et symptômes ORL et/ou bronchiques seront à rechercher s’ils ne sont pas à l’avant de la manifestation allergique. La kératoconjonctivite vernale Contrairement aux formes précédentes, la kératoconjonctivite vernale (KCV) est de mécanisme immunoallergique plus complexe. Elle fait intervenir des mécanismes de types I et IV (classification de Gell et Coombs). C’est une forme bien individualisée, qui débute le plus souvent tôt dans l’enfance (80 % des cas avant 10 ans), et en moyenne entre 8 et 12 ans. Avant l’âge de 20 ans, le sex-ratio est de 2 sur 4 en faveur des garçons. Après 20 ans, la maladie atteint autant les hommes que les femmes. Elle est le plus souvent résolutive à l’adolescence, mais dans 10 % des cas, on observe une chronicisation avec évolution vers la forme atopique. La maladie présente un profil évolutif variable selon les pays : elle est plus souvent sévère en Afrique et au Japon. L’évolution est le plus souvent perannuelle avec dans 77 % des cas, des recrudescences en période de chaleur et d’ensoleillement, soit de février à septembre. La symptomatologie est marquée par une sensation de corps étranger, plus ou moins associée à un prurit, un larmoiement et une photophobie intense. L’enfant peut présenter un blépharospasme avec difficulté d’ouverture des yeux le matin. Lors des épisodes aigus, des sécrétions muqueuses conjonctivales abondantes et épaisses peuvent prendre parfois un aspect de pseudo-membranes. Figure 2. Papilles géantes des kératoconjonctivites vernales. La gêne ressentie par l’enfant peut être responsable de véritables troubles du comportement et de retard scolaire. En raison des angoisses individuelle et familiale qu’elle suscite, cette forme clinique peut nécessiter un soutien psychologique. On distingue plusieurs formes cliniques : – la forme tarsale se caractérise par la présence de papilles géantes (diamètre > 1 mm) sur la conjonctive tarsale, le plus souvent supérieure (figure 2). Ces papilles peuvent être jointives réalisant un véritable pavage et aboutissent parfois à un épaississement palpébral responsable d’un pseudo-ptosis ; – la forme limbique, qui peut être isolée ou associée à la forme palpébrale, est la plus fréquente chez les sujets mélanodermes dans sa forme limbique pure. On y observe un aspect de bourrelet gélatineux du limbe, au sein duquel on peut individualiser des nodules blancs jaunâtres appelés grains de Trantas (figure 3). Il s’agit d’amas d’éosinophiles responsables de la libération de protéases (ECP ++), des chémokines et autres médiateurs de l’inflammation dont certains entraînent des lésions cornéennes parfois sévères. Un infiltrat stromal peut être retrouvé en regard de ces lésions limbiques réalisant un aspect de pseudo-gérontoxon. D’autres lésions cornéennes sont retrouvées dans ces KCV. Une kératite complique souvent la maladie ; elle est plus liée à la libération des médiateurs des cellules inflammatoires (éosinophiles ++) qu’au rôle mécanique des papilles géantes. Celle-ci peut prendre plusieurs formes. Par exemple, ce peut être une kératite ponctuée superficielle, qui peut se compliquer d’un ulcère cornéen, dit vernal, souvent épithélial, ovalaire ou pentagonal, peu profond, avec des bords surélevés. Ces ulcères sont peu douloureux et situés le plus souvent dans le tiers supérieur de la cornée. Des cellules et du mucus vont remplir peu à peu l’ulcération et donner naissance à une plaque vernale : une formation blanchâtre homogène, indurée, adhérente au fond de l’ulcère. Cette plaque entretient un processus inflammatoire local empêchant la cicatrisation épithéliale. Ces lésions cornéennes sont classées en trois grades selon leur aspect clinique et leur pronostic. Figure 3. Forme limbique de KCV avec grains de Trantas. Les plaques vernales laissent parfois des cicatrices cornéennes néovascularisées pouvant retentir sur la fonction visuelle. Elles peuvent évoluer vers la formation d’un pannus cornéen et sont souvent le siège de surinfections, en particulier bactériennes. La KCV est une entité à part qui ne résulte que partiellement d’un mécanisme allergique. En fait, l’allergie n’est qu’un facteur aggravant ou déclenchant la maladie, tout comme la sécheresse oculaire, la chaleur et les rayons ultraviolets ou la corticothérapie au long cours. La kératoconjonctivite atopique La kératoconjonctivite atopique (KCA) se caractérise par une atteinte cornéo-conjonctivale associée à une dermatite atopique et/ ou un asthme. Elle touche le plus souvent l’adulte jeune (30 à 40 ans) de sexe masculin et est rapportée dans 25 à 40 % des dermatites atopiques. Elle est potent iel lement céci tante par ses complications cornéennes. La KCA est chronique, la symptomatologie est caractérisée par une photophobie, un larmoiement et un prurit le plus souvent importants. Comme dans la KCV, les sécrétions sont abondantes et épaisses. Les signes sont marqués par un eczéma quasi constant des paupières, avec un aspect lichénifié de la peau des paupières, une meibomiite, une madarose (perte des cils) fréquente et une inflammation conjonctivale marquée par la présence de follicules et de papilles de la conjonctive tarsale. Ces papilles souvent géantes ne sont pas constantes. La conjonctive est souvent le siège d’une fibrose et de symblépharon au stade avancé de la maladie. Les complications cornéennes sont multiples et fréquentes (75 % des cas), à type de kératite ponctuée superficielle, d’ulcération et au maximum une insuffisance limbique. L’évolution est souvent marquée par les complications iatrogènes, en particulier le glaucome et la cataracte cortisoniques, et les surinfections, dans les formes corticodépendantes. Le kératocône est fréquemment associé à la maladie ; on note aussi une incidence plus marquée de décollement de rétine rhegmatogène. La conjonctivite gigantopapillaire D’un point de vue physiopathologique, cette entité est complexe. Elle associe des composantes mécaniques et des phénomènes d’hypersensibilité. L’hypothèse allergique repose sur des taux élevés d’IgE et d’IgG dans les larmes et d’infiltrat conjonctival d’éosinophiles. Un terrain allergique est souvent retrouvé, mais n’est pas constant. La conjonctivite gigantopapillaire (CGP) se définit par la présence de papilles géantes de la conjonctive tarsale et est le plus souvent induite par le port prolongé de lentilles de contact, plus souvent souples (45 % des cas) que rigides. Elle peut cependant se rencontrer sur fil de suture cornéenne, bulle de filtration d’une chirurgie filtrante, matériel chirurgical (en particulier matériel d’indentation) ou tout autre « corps étranger » de la surface de l’oeil. La symptomatologie est marquée par une sensation de prurit, augmenté à l’ablation de la lentille, par un larmoiement, des sécrétions muqueuses pouvant être importantes, une photophobie. La conjonctive tarsale est le siège de papilles variables, passant d’un aspect banal à celui de papille de grande taille (de 0,3 à 1 mm) et de papilles géantes (diamètre > 1 mm), mais la conjonctivite gigantopapillaire peut survenir sur port de lentille rigide. Elle apparaît en moyenne après 8 ans de port de lentilles. Les facteurs de risque essentiels sont la mauvaise hygiène des lentilles, un port trop prolongé et le jeune âge. L’état du film lacrymal, la courbure cornéenne et la réfraction n’influent pas. Pour ces trois formes, l’atteinte ophtalmologique est presque toujours isolée. Examens complémentaires et bilan allergologique En pratique, l’allergologue peut se trouver devant trois situations. • Une conjonctivite allergique (saisonnière ou perannuelle) qui peut être explorée en ambulatoire. Dans ce cas, les prick-tests seront systématiques pour les acariens (Dermatophagoides pteronyssinus et Dermatophagoides farinae), des phanères animaux (chat et chien), Alternaria alternata. Les pollens sont à détailler, en particulier pour les formes saisonnières, en fonction de la périodicité des symptômes : graminées, herbacées, pollens d’arbres. D’autres tests sont pratiqués en fonction du contexte (blattes, autres phanères et moisissures). Des prick-tests alimentaires sont effectués chez l’enfant par principe pour l’arachide, l’oeuf, la noisette, ainsi qu’à la demande en fonction du contexte. Pour certains allergènes, les dosages sériques d’IgE sont souvent pratiqués quel que soit le résultat des prick-tests (Dermatophagoides pteronyssinus, chat, Alternaria, dactyle et mélanges alimentaires). D’autres dosages sont effectués en fonction de la positivité des tests cutanés et du contexte environnemental. Une fois la sensibilisation confirmée, il est parfois nécessaire de pratiquer un test de provocation conjonctivale (TPC) ; s’il se révèle positif, l’allergie au pneumallergène testé est confirmée. Ce test est réalisé, selon la technique ambulatoire, au cabinet de l’allergologue et est pratiqué en dehors de la période d’exposition allergénique. Il nécessite un examen ophtalmologique préalable (le patient doit être indemne de lésion oculaire), un suivi de quelques heures au cabinet, des mesures de précaution et l’accord du patient. • Une kératoconjonctivite allergique : dans ce cas, l’exploration est bien plus complexe et délicate. Il s’agit plus souvent d’une KCV que d’une KCA. Ces formes graves peuvent justifier une exploration plus poussée de la surface oculaire. Dans ces formes, et plus particulièrement pour les KCV, H. Dalens et coll. proposent un bilan exploratoire systématique comportant : – les mêmes bilans sanguin et cutané que pour les conjonctivites allergiques ; – la recherche d’éosinophiles dans les larmes : absents des larmes à l’état normal, ils sont présents lorsqu’un processus à éosinophiles est exprimé au niveau de la surface oculaire ; – le dosage d’ECP dans les larmes dont l’augmentation va dans le même sens. Toutefois, cette sécrétion n’est pas exclusivement le fait des éosinophiles ; – le dosage quantitatif des IgE totales dans les larmes. Pour pallier le passage de la barrière hématolacrymale qui est exacerbé lors de toute inflammation conjonctivale, on peut calculer le taux d’IgE filtrées dans les larmes à partir du compartiment sanguin. Ce taux a été évalué par S. Liotet et coll. à partir du rapport de l’albumine des larmes et du sang ; – la mise en évidence d’une allergie conjonctivale par TPC allergénique détaillé (protocole hospitalier) est importante dans ce cas. Sa prise en charge thérapeutique sera orientée en fonction de la présence ou non d’allergie ; la désensibilisation ne peut être entreprise sans l’aval d’un TPC positif. L’identification de l’allergène ou des allergènes permet non seulement de prendre en charge la KCV, mais aussi d’éliminer ou de traiter les manifestations liées à ces allergènes si le bilan allergénique est positif. • L’allergie de contact est une situation beaucoup moins fréquente que celle de l’allergie immédiate en ophtalmologie, elle peut lui être concomitante ou associée (allergie médicamenteuse). Il s’agit le plus souvent d’un eczéma palpébral et/ou facial, de blépharites ou conjonctivites évoluant sur un mode aigu ou chronique. C’est le contexte d’apparition des symptômes qui est évocateur, même si le délai d’apparition est retardé par rapport à l’exposition. Les patchtests, dont l’interprétation pour les manifestations oculaires est sans particularité, sont utilisés comme pour toute exploration en dermatoallergologie : on utilise la batterie européenne à laquelle on ajoute les cosmétiques et topiques incriminés. Des batteries complémentaires sont utilisées en fonction de l’anamnèse. Si les tests épicutanés sont mis en défaut, des tests d’application ouverts répétés (ROAT) en peau saine peuvent être pratiqués. Parmi les allergènes incriminés, on trouve les métaux (nickel, cobalt), les fragrances, les antibiotiques (néomycine, kanamycine), les additifs, antiseptiques et conservateurs (thiomersal, lanoline, benzalkonium, formaldéhyde, propylène glycol, colophane, cocamidopropyl bétaïne). En cas d’allergie de contact associée, la thérapeutique sera à adapter (par exemple : collyre sans conservateur, molécules incriminées, etc.).
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